Ça sent la fin
Le train me dépose à la gare de Budapest de nuit après un voyage détendu de neuf heures depuis la frontière ukrainienne. Je dois désormais me mettre en quête d’une auberge de jeunesse pour y déposer mon barda quelques jours et effectuer les réparations qui s’imposent (pédalier et porte-bagages en mille morceaux). La chance me poursuit inlassablement puisque la seule adresse que j’avais est complète et qu’au moment où je l’apprenais à l’interphone, la fixation de ma selle se brise en deux, balançant violemment tout l’arrière du vélo sur le trottoir. Vite, une pensée positive de la situation pour pas s’énerver…. « Au moins, c’est pas arrivé en roulant. »
Je trouve finalement un dortoir accueillant où se mêleront pendant mon séjour cinq touristes algériens effrayés par la nudité possible dans les établissements thermaux, des immigrants serbes, des travailleurs hongrois, quelques cas sociaux intéressants et le meilleur d’entre tous pour la fin : un catholique extrémiste partisan des thèses reptiliennes et recherchant avec passion un refuge dans un lieu gardé secret pour passer l’apocalypse qui ne saurait tarder sans encombres. Ceci n’est pas une blague, ce genre de types existe donc bel et bien.
Dès le lendemain de mon arrivée, direction les magasins de vélo de la ville où je ne peux m’arrêter plus de quatre jours puisqu’on m’attend de pied ferme à la maison dans un mois! On me refile quelques pièces chinoises de mauvaise qualité au prix du Shimano en Asie et je bricole à la va-vite les autres problèmes pour finir les 2000 kilomètres restants sans risquer le gouffre financier. Car Budapest n’a pas échappé au phénomène de gentrification des villes occidentales. En cinq ans, j’ai l’impression qu’acheter un tee-shirt moins de 15€ revient à se classer dans la catégorie des vagabonds sans le sou. Tout ce qui est peu cher est mal vu, les boutiques de toutes sortes se tirent la bourre pour être toutes plus luxueuses les unes que les autres pour vendre les mêmes choses qu’avant deux fois plus cher, et tous les gens qui aimeraient bien avoir l’air comme disait Brel s’y engouffrent avec plaisir avant de méditer sur la société consumériste en rentrant chez eux. Pas de doute, je suis bien de retour en Europe.
Le plus drôle est quand on découvre, au coin d’une rue, un petit bar qui tente une ambiance campagnarde, un peu sauvage et que tout sonne faux car à y observer de plus près, tout est finalement bien à sa place : le poêle est à distance réglementaire et six extincteurs le cernent de près. L’ambiance d’un tripot exotique ne pourra jamais sortir d’un esprit trop aseptisé. C’est comme si on avait mis une énorme ceinture de sécurité aux villes occidentales pour que plus rien d’anormal ou d’incontrôlable ne puisse se produire. Bref, où est le bordel nécessaire à égailler un peu le tout? On a tous grandement besoin d’une dose de risque et d’imprévu.
Enfin, tout ça ne m’empêche heureusement pas de profiter de la ville et de ses établissements thermaux pendant quelques jours, toujours accompagné de mes compagnons maghrébins qui n’ont finalement pas eu à dévoiler leur intimité en public pour profiter du sauna. J’étais passé à Budapest il y a sept ans lors d’un autre voyage et je me souvenais notamment que leur langue était d’une difficulté sans nom, un véritable enchaînement de « z », de « s » et de « n », si bien que la Hongrie sera le seul pays de mon périple où je n’ai même pas fait l’effort de (ré)apprendre à dire « bonjour » par fainéantise aigüe et puis parce que la motivation du départ a disparu. Sorti de Budapest, les paysages redeviennent quelconques et je dois attendre d’approcher l’Autriche et les bordures du Danube pour retrouver des coins vraiment sympas où rouler, surtout que le curseur de la météo est toujours positionné en mode neige et brouillard. J’ai désormais un rituel bien établi en installant tous les soirs le réchaud une bonne demie-heure sous la tente pour tout sécher avant de dormir. Je réussis ainsi régulièrement à faire fondre un petit bout de bâche ou de gants mais comme je sais la fin proche, j’observe mon matériel partir en fumée avec philosophie.
J’arrive à Vienne de nuit et en vient à camper dans un terrain vague/décharge au milieu d’immeubles en construction car je n’ai aucune envie de me mettre à la recherche d’un toit à cette heure. Je pense d’abord que l’endroit n’est pas très sûr avant de me remémorer mon état d’esprit lors de la traversée du Botswana. À l’époque, j’étais mentalement prêt à foncer tête baissée sur un lion s’il en surgissait un, j’ai peu de chances de tomber sur un type plus con que moi cette nuit. Je ne crains rien.
Vienne est sehr jolie, un peu comme toutes ses frangines d’Europe de l’Est d’ailleurs. Le genre de ville où un plan est à peu près inutile : peu importe où qu’on aille, il y a quelque chose à voir. Je suis aussi passé par hasard devant l’ambassade de France, remarquant amusé quelques invitations à l’enfilade pour nos meilleurs ennemis du moment.
Je passe une journée dans Vienne, harcelé par les curieux qui veulent en savoir plus sur mon voyage, souvent intéressés pour entreprendre le même type de projet mais encore souvent empêtrés dans des obstacles de sédentaire que je sais insignifiants.
Alexandre et moi avions suivi le cours du Danube en Serbie en 2011. Me voici à nouveau le long de ses berges cinq ans plus tard et profitant de l’hospitalité autrichienne en direction du petit village de Sattledt où je dois revoir Karin une amie qui a voyagé une semaine avec moi en vélo au Costa Rica.. Sattledt marquera mon dernier arrêt avant un dernier sprint final de 13 jours et mes derniers 1000 kilomètres à parcourir avant de revoir mon petit village et fumer la cheminée.
On m’avait dépeint les Autrichiens très peu aimables, je proteste avec un exemple parlant. Un beau jour, alors que je jouissais enfin d’un bain de soleil sur une pelouse au bord du fleuve tout en cuisinant, un voisin se pointe avec une chaise de son intérieur pour que je puisse m’installer confortablement. J’étais en fait sur sa propriété. J’ai déjà connu pire accueil…
Finalement, les seuls à m’avoir bousculé un peu sont les flics qui m’ont attrapé sur une route interdite aux vélos (pour une fois empruntée par erreur…). Leur premier réflexe a été de piquer une grosse colère, indignés. J’ai levé les sourcils sans rien dire en me demandant bien ce qu’il lui trouvait de dangereux à cette route. Puis, voyant que j’en avais absolument rien à glander, ils ont fini par porter mon vélo dans l’escalier métallique de la sortie pour m’évacuer. Si seulement j’avais pu filmer ça…